Reliques ordinaires
Déchets immortalisés ?
Mais qu’est-ce qui a poussé ce photographe à extraire d’un caniveau ou d’un terrain vague des déchets, pour les installer sous l’objectif ? Comment s’est opéré le tri sélectif de ces objets informes ? Et pourquoi les avoir gratifiés d’un traitement photographique de haute définition alors qu’ils ne méritaient tout au plus qu’un recyclage. Le moins que l’on puisse dire est que Jérémie Blancféné maîtrise le paradoxe visuel. Si dans son exposition précédente “incandescence” il jouait à nous perdre dans l’espace, c’est par une impression de retour vers le futur qu’il nous désoriente cette fois dans le temps. En effet le rendu de l’image est bien léché, comme le sont les packshots d’une campagne de pub annonçant l’arrivée de nouveaux produits. Mais quelque chose cloche ici, point de nouveauté, mais de belles compositions photographiques d’objets en décomposition… Aujourd’hui les agences de pub cherchent moins à nous vendre un produit pour sa qualité, qu’un imaginaire ou des valeurs associées à une marque. Elles diffusent des comportements idéalisés auxquels nous devrions nous identifier pour nous sentir exister. Mais finalement, nous le savons bien, lorsque nous confondons désir et besoin ce sont les produits que nous consommons qui en même temps nous possèdent et nous dépossèdent. Pourrions-nous voir dans cette exposition un hommage à Andy Warhol ? Cet artiste qui a commencé sa carrière en tant qu’illustrateur commercial, a starifié des produits et des rayonnages entiers de supermarché afin de souligner la vacuité de la consommation de masse et la vanité de la publicité. Le titre choisi, “RELIQUES ORDINAIRES”, semble rejoindre la démarche du “pape” du Pop Art. Notre communauté de consommateurs serait ainsi organisée autour d’un rituel ordinaire pratiqué répétitivement dans les grands temples de la consommation : acheter-consommer-jeter. Les déchets pourraient alors se concevoir comme les reliques éphémères d’objets-(de)-cultes, se renouvelant sans cesse pour mieux nous (a)-servir. Et puisque qu’un consommateur avide est toujours incontinent, sa fin est annoncée dès le début : il continuera à déverser ses restes ordinaires dans un “septième continent” en plastique créé à son image, qui l’engloutira à son tour. D’ailleurs l’humain n’est-il pas un produit périssable comme un autre ? C’est en effet une drôle d’impression qui se dégage du choix de loger à la même enseigne dans cette exposition, toutes sortes de contenants, alimentaires (bouteille) et vestimentaires (gant et chaussures), des emballages détériorés telles des enveloppes fantômes … Survivrons-nous aux objets que nous avons créés ? Il semblerait que nous ne pourrons sauver notre peau sans sauver celle de notre planète. Trop de déchets courent et sévissent librement dans la nature, preuves en grand format et en couleur à l’appui. Cette canette sur son fond blanc immaculé semble se moquer de nous. Non contente de ne se désintégrer que dans plusieurs siècles, elle se retrouve ici immortalisée. J’ai été un jour, lors d’une sortie, témoin de l’une des trouvailles du photographe. Après avoir détecté l’objet de sa convoitise, je l’ai vu marquer une pause, puis s’agenouiller et ramasser son « butin » avec beaucoup de délicatesse. Était-ce un clin d’œil à l’enfance qui se fait un trésor de rien ? Après tout le psychanalyste D.W. Winnicott fait remonter à cet âge le premier geste créateur : il parle à ce sujet d’objet ” trouvé-créé ” ouvrant une aire d’illusion ou tout est conciliable : le déjà-là et le non-advenu, le moi le non-moi , le monde intérieur et extérieur… Pas si sûr, notre explorateur semblait plus soucieux de ne pas altérer l’objet au cours de l’opération d’exfiltration. Le regard du photographe ici était avant tout clinique. Un tel objet ne semblait revêtir de valeur à ses yeux que parce qu’il portait en lui : les stigmates de sa trajectoire unique et les premiers signes du lent travail de dégradation en milieu ” naturel “. L’écologie, la consommation de masse, la duplicité de la publicité, tout cela parle peut-être du travail de Jérémie Blancféné. Mais lorsque qu’un photographe est projeté dans une démarche artistique il cherche avant tout à développer sa pensée en images et non à discourir… Il nous en laisse le soin, en nous ouvrant cet espace intermédiaire ou tous les points de vue sont possibles. Marcel Duchamp écrivait ” Ce sont les regardeurs qui font les tableaux. ” Aussi sommes-nous invités à dépasser les clichés, à déposer dans ce travail le sens que nous voulons et ce faisant à recycler nos images intérieures.
Texte: Farid Dafri